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"Monsieur par’on Ian, elle est…
— Chhhht !" siffla sauvagement Ian ; Hezekiah se tut. Dans sa gorge, Geoffrey sentait son pouls qui battait avec rapidité. De l’extérieur, lui provenaient les craquements doux et réguliers du gréement et des aussières, le claquement paresseux des voiles dans les premières brises annonçant le fraîchissement des vents alizés, le cri occasionnel d’un oiseau. A peine perceptible, venait aussi à ses oreilles, du gaillard d’arrière, la chanson de mer qu’avait entonnée un groupe de marins, voix mal accordées semblables à des mugissements. Mais ici, à l’intérieur, tout était silence tandis que les trois hommes, les deux Blancs et le Noir, attendaient de savoir si Misery allait vivre, ou bien…
Ian poussa un grognement rauque et Hezekiah lui étreignit le bras. Geoffrey ne fit que serrer un peu plus la prise hystérique dans laquelle il le tenait. Après de telles épreuves, Dieu pouvait-il réellement être cruel au point de la laisser mourir ? Il était un temps où il aurait rejeté, sûr de lui, une telle idée, et avec davantage d’humour que, d’indignation. L’idée, que Dieu pût se montrer cruel, à cette époque, lui aurait surtout paru absurde.
Mais ses idées sur Dieu – comme ses idées sur nombre de choses – avaient passablement changé. Elles avaient changé en Afrique. Sur le continent noir, il avait découvert qu’il n’y avait pas qu’un Dieu, mais bien des dieux, que certains d’entre eux étaient non seulement cruels, mais déments. Et cela changeait tout. On pouvait, à la rigueur, comprendre la cruauté.
Avec la démence, en revanche, comment discuter ?
Si sa tendre et douce Misery était réellement morte, comme il en arrivait à le redouter, son intention était d’aller sur le pont et de sauter par-dessus le bastingage. Il avait toujours accepté le fait que les dieux fussent sévères ; il n’avait cependant aucun désir de vivre dans un monde où les dieux étaient fous.
Ces rêveries éparses furent interrompues par un hoquet rauque, presque un cri de superstition de la part de Hezekiah :
"Monsieur Pat’on Ian ! Monsieur pat’on Geoff’ey ! Rega’dez ! les yeux d’elle ! Les yeux d’elle !"
Les paupières venaient de battre sur les yeux de Misery, ses yeux d’une nuance de bleu aussi somptueuse et délicate, que celle du myosotis, et maintenant s’ouvraient. Son regard alla de Ian à Geoffrey, avant de revenir sur Ian. Pendant un instant, Geoffrey ne lut que de l’étonnement dans ce regard… Puis son expression devint celle de quelqu’un qui reconnaît, et il sentit un bonheur inexprimable s’emparer de son âme.
"Où suis-je ?"demanda-t-elle, bâillant et s’étirant. Ian ? Geoffrey ? Sommes-nous en mer ? Mais pourquoi ai-je si faim ?"
Rires et pleurs mêlés, Ian se courba sur elle et l’étreignit, répétant inlassablement son nom.
Stupéfaite mais ravie, elle lui rendit son étreinte et comme il voyait qu’elle allait bien, Geoffrey découvrit qu’il pouvait accepter leur amour, maintenant et pour toujours. Il vivrait seul dorénavant, et il pourrait vivre seul, en toute sérénité.
Peut-être les dieux n’étaient-ils pas fous, après tout… du moins pas tous !
Il toucha Hezekiah à l’épaule. "Je crois que nous devrions les laisser seuls, mon garçon, vous ne croyez pas ?
— Si, je c’ois t’ès bien, Monsieur Pat’on Geoffrey", répondit le Noir avec un vaste sourire dans lequel brillaient ses sept dents en or. Geoffrey jeta à Misery un ultime regard, et pendant un instant, ses yeux de myosotis croisèrent les siens, le réchauffant, l’emplissant de joie – le rendant pleinement satisfait.
Je t’aime, mon amour, pensa-t-il. Est-ce que tu m’entends ?
Peut-être la réponse qui lui vint à l’esprit ne fut-elle que l’expression de son propre désir, mais il eut l’impression que non ; elle était trop claire, elle sonnait trop du timbre de la voix de Misery :
Je t’entends… et je t’aime aussi, Geoffrey.
Geoffrey referma la porte et se rendit sur le gaillard d’arrière. Au lieu de se jeter par-dessus le bastingage, comme il aurait pu le faire, il bourra sa pipe, l’alluma et fuma lentement ; regardant le soleil se coucher derrière ce nuage bas et lointain, le regardant disparaître derrière cette ligne d’horizon qui était la côte d’Afrique.
Et alors, parce qu’il n’aurait pu supporter de faire autrement, Paul Sheldon sortit la dernière page du rouleau de la machine à écrire et traça à la plume le mot le plus aimé et le plus détesté dans le vocabulaire d’un écrivain :